Loin
des canons esthétiques liés à l’harmonie et au conventionnel, Teodor Stefaroi
est un fervent partisan de la remise en cause de l’idée de vraisemblance et de
la proportion. Sa peinture engage le corps dans des postures convulsives
s’offrant à un jeu de vie et de mort.
Ses corps disloqués, défigurés, parfois géométrisés
ébranlent la représentation picturale de l’anatomie. En transformant et
fragmentant l’infigurable, l’artiste souligne la présence tangible d’une
empreinte corporelle soumise à une épreuve sensible, à la limite du
supportable. « La peinture est venue vers moi...
Avant tout, pour me ramener à la vie suite à une terrible expérience
personnelle. (...) Je peins des histoires pleines de souffrance, des cris
étouffés dont seule la main peut raconter, bien que leur fil soit pourtant
réel. »
L’artiste fait voler en éclat le réel jusqu’à la
Monstruosité : « je venais de faire sa
connaissance, alors ma seule catharsis possible c’était d’en rendre compte aux
autres, à ma façon... » Le
corps se plie aux exigences de l’éclatement du point de vue, de la
simplification des volumes et de la dépersonnalisation de l’individualité. De
dos, de face, de profil, les figures surgissent de leur propre chair
transformée en champs ouverts, juste cernée par des contours discontinus. Elles
transpirent, s’étalent, prenant largement possession de l’espace en dépassant
les frontières visibles de la silhouette pour se confondre dans la matière. Sur
toile de lin, papier couché ou carton, l’huile côtoie l’acrylique, la gouache,
l’aquarelle ou encore les feutres. Le blanc heurte le noir avec des tonalités récurrentes
de bleu, de rouge, d’orange.
Les souvenirs du damné, acrylique sur papier Kraft marouflé sur toile, 2017, 150 x 50 cm |
En torsion perpétuelle, les corps tiraillés, écartelés, se
mêlent, s’entremêlent, parfois se dédoublent. Toujours plus complexe qu’on ne
le croit, les corps donnent à voir une vision organique, comme vue de l’intérieur.
Ce morcellement exprime l’éclatement de la perception du « moi », la partie
consciente de la personnalité qui se défend inlassablement contre son « surmoi »,
l’agent critique intérieur, inconscient. Au gré des tourments, d’un graphisme
toujours imprévisible, les silhouettes deviennent des présences, des semblables
dépourvus d’identité ou de genre, comme dans les perceptions des agonisants.
Seules les enfants, très souvent représentés comme partie prenante, tentent de
rassurer le regard. Néanmoins, perdus dans la composition, ils sont traités
d’une manière non moins protestataire, symbole d’une enfance tributaire aux
erreurs des grands. La pulsion créatrice et destructrice se confondent. Teodor
Stefaroi donne à voir le multiple, l’éclaté afin de laisser le regardeur
lui-même reconstruire ses acceptions visuelles. Le recours au processus de
libre interprétation des réalités distinctes des corps en tant que lieux de
métamorphoses entre l’inanimé et l’animé, le vivant et le mort, le réel et
l’irréel fabrique le trouble, la contradiction et vise le choc visuel.
Dans un mouvement constant, l’énergie de son geste se
maintient à la limite de l’évanescence. «
Tous les corps sont en mouvement car la vie est mouvement, le vivant est
instable et ma peinture est appelée à rendre compte des choses terribles,
fulgurantes, des forces souterraines ou implacables qui définissent le
caractère imprévisible d'une vie. Le regret, la colère, la nostalgie, le
désappointement, le besoin de vengeance, le pardon, la dérision, l'intuition du
paradis perdu ou de l'extase, la retenue, le désespoir, le besoin d'un point
final. » Guidé
par l’aléatoire, son tracé intentionnel se retrouve dans cette volonté de ne
pas arrêter les formes, de les garder au plus près de leur surgissement, afin
de multiplier leur pouvoir suggestif.
Les travaux de Teodor Stefaroi sont une véritable expérience
de la perception de soi comme autre. Ils nous renvoient inexorablement à la
condition mortelle de notre être en proie au temps qui défile et modifie, avec
ou sans accident, nos corps et nos âmes.