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Gaspard, matière non matée

"MATERIOGRAPHY" n°131 Verre sur Aluminium 50x50cm.
 
Son processus de recherche présente une esthétique picturale du réel. Là-même où la matière capturée reste libre.

Gaspard est issu d’une formation classique aux Beaux-arts. Sa pratique du dessin le mène à déconstruire petit à petit la représentation jusqu’à ce qu’il ne juge plus nécessaire de dessiner. C’est en 1992 qu’il débute son travail abstrait sur la matière en développant sa
« Materiography. »
Le concept désigne « l’expressivité maîtrisée de la matière sous la forme de tableaux, de sculptures, ou de traces éphémères photographiées ou filmées. »
Il s’agit de présenter le réel dans son existence réelle. D’exhiber la matière dans son expressivité la plus naturelle possible.
« Tout ce qui est montré est réel. Il n’y a pas d’anecdotes ni d’allusions. »
Pour ce faire, l'artiste expérimente des matières singulières ; le marbre, le fer, le sable, le verre qu’il récolte dans le réel et solidifie sur toile.

Avant cette fossilisation du vivant, sa seule intervention sur celui-ci se manifeste par le tracé de lignes. Droite, arrondie, brisée, ininterrompue, la ligne scande la surface, guidée par le geste de la main de l’artiste sans déterminisme. Ces empreintes énigmatiques semblent provenir d’une terre lointaine, lunaire ou martienne. Gaspard a pourtant tout d’un sculpteur du monde. Certains de ses matériaux sont des fragments issus de la nature, tel que le sable qui provient des côtes françaises et des pays qu’il a traversé.
De manière générale, on est saisi par l’attention portée à ce prélèvement de matière, ce morceau de paysage monochrome, de format carré, aux imperfections formelles.

L’effet de perspective et de relief instaure une sensation de spatialisation, de profondeur, de mouvement et de discontinuité qui laisse espérer mentalement que l’espace donné peut se déployer encore.
Les tableaux-sculptures habitent l’espace et convoquent l’équilibre physique.
Ce dernier est rendu possible grâce à un long processus de solidification du matériau, que Gaspard garde scrupuleusement secret. Il permet d’autre part de préserver une intégrité visuelle et temporelle, immuable.

Il est question d’échelle, de densité, de masse, d’opacité et de transparence.
L’artiste défend méthodiquement trois composantes ; le format, l’épaisseur et la lumière. Ces trois variantes dynamisent la surface.
« Je transforme la matière en matière agitée. La lumière va la révéler, lui apporter une force et la faire vivre. »
La fluidité et la viscosité, le net et le grumeleux, font naître une relation avec le fond ; une lumière picturale, créée par le contraste et par la réflexion de la lumière sur l’œuvre. Lorsqu’ils ne sont pas accrochés au murs sous l’éclairage artificiel des spots, les tableaux de Gaspard remuent en se confrontant à la course du soleil.

La lumière devient dès lors une quête esthétique et le transporte formellement vers un nouveau matériau. Un verre pilé, champ à la fois réfléchissant et transparent qui lui permet de travailler une palette plus ample, plus harmonieuse. Chaque œuvre est une nouvelle expérimentation. Pour souligner sa spécificité, chaque tableau est numéroté avec ses dimensions mentionnées dans le titre.

Cette restitution du réel nous permet d’adopter un point de vue critique sur ce que l’on voit et ce que l’on sait. Un éventail des possibles se révèle et nous place tantôt dans une désorientation sensorielle tantôt dans la reconnaissance et l’identification de formes. Ce prélèvement de l’ordinaire peut se révéler extraordinaire pour peu que l’on s’abandonne au lâcher prise, à l’imagination en élargissant ainsi nos possibilités de perception. Le premier lieu du réel ne se situe t-il pas dans notre indécise conscience ?

Gaspard ne renie pas les grands maîtres de la matière picturale qui appuient la composition et l’équilibre tel que Soulages ou encore Pollock et ses autres camarades abstraits américains des sixties. Mais il a cette particularité de ne pas « mater » la matière. Il la capture libre, la fige vivante, mouvante, en laissant le regardeur l’interpréter avec un réalisme pictural qui lui appartient. Cette esthétique minimale et sensible engage force et fragilité, stabilité et mouvement. C’est une vision radicale et élégante, à la fois protectrice et mémorielle de la matière.