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Lucian Freud, bye bye le maître de la chair et l'obscène


Décédé ce mercredi 21 juillet 2011 à l'âge de 88 ans à son domicile de Londres, Lucian Freud demeure une figure vivante de la peinture contemporaine et un grand maître du réalisme cru.


L’atelier psychanalytique ?

L’exposition 2010 présentée au centre Pompidou et composée d’une cinquantaine de peintures mais aussi de photos et d'un film, mettait en lumière une technique très identifiable qui lui collait à la peau depuis près d'un quart de siècle. Pour cette exposition, ses oeuvres étaient organisées autour du thème de l’atelier. Lieu de création presque unique, sanctuaire réputé, l’atelier ou plus précisément les ateliers de Lucian Feud étaient des endroits ouverts où l’on se rencontrait. Son monde à lui, là où il était le seul maître en son royaume. Regarder ses toiles c’est pénétrer dans son antre, son intimité mais en restant sur le pas de la porte. Comme une distance ou une retenue « so british », on ne s’introduit pas véritablement dans l’existence de son âme humaine en regardant son travail, ni d’ailleurs dans celle de ses sujets. Freud montrait pour montrer. La chair pour la chair. Le caractère psychologique des personnages ne s’expriment pas ou peu. Et leur inconscient ne se dévoile guerre sous la nudité cru de leur chair. Ce que son grand-père Sigmund avait baptisé « Das Unheimliche » (cette « inquiétante étrangeté ») est plutôt absente dans le travail du peintre. Le malaise est ailleurs.






Chair meurtrie

C’est la radicale crudité de ses sujets qui peut apparaître dérangeante. Sans convenance, les corps mis à nus sont des corps amis. Ceux du fameux performer Divine, de Leigh Bovery ou de Big Sue. Freud ne peignait que ses proches, ses amis mais aussi ses enfants avec un figuralisme qui lui appartenait. Le point de vue en plongée et en contre plongée comme le mélange d’objets bidimensionnels et tridimensionnels nous transporte dans une perspective déformée. Freud utilisait souvent une estrade qui lui permettait ces vues d’une théâtralité volontairement bancale. Les corps s’enchevêtrent, s’avachissent sur le parquet, sur un matelas défraichis ou sur des amas de chiffons aux plis tourmentés (Standing by the Rags, 1988.)
Les poses sont singulières, soigneusement mises en scène pour évoquer un abandon, une lascivité certaine (Cadre d’une société de prévoyance sociale, endormie, 1995). La musculature est relâchée, la chair flétrie. Sa palette de beiges, d’ocres, de gris et de blancs met en avant un empâtement épais, sous une touche grumeleuse qui déborde, laissant cette impression laiteuse de lourdeur sur la toile. La chair s’étale à grands coups de brosses. Après avoir abandonné dans les années 60 le pinceau, outil fin et précis, la brosse, plus rude, lui apporte plus d’énergie dans sa façon d’étaler la couleur, de poser la matière. Pour donner à la chair cette texture filandreuse, Freud affectionnait particulièrement le blanc de Cremnitz, produit à partir du plomb. Mais l’artiste ne semblait pas aller jusqu’au bout, il plombait avant d’achever. Il ébauchait une chair meurtrie par des jeux brossés manquants singulièrement de précisions, laissant au demeurant cette impression d’inachevé. A côté des corps, une plante verte qui dépérit (Grand Intérieur, Paddington, 1968-69), un chien assoupi, la présence saugrenue et exagérée de ces éléments nous laissent en suspend. Celui qui « voulait que la peinture soit chair » n’accordait pas un traitement minutieux à ses figures. Il semblait même les délaisser au profit d’un pathos léger, en surface, qui s’exprimait toujours de la même façon. L’obscénité des corps bouffis mis en abîme par une croûte grossière suivent, presque avec académisme, une ligne conductrice lassante. Au-delà de ses portraits, c’est peut-être dans ses paysages, ses natures mortes (Deux lutteurs japonais près d’un évier, 1983-1987) ou même ses premières toiles frôlant le surréalisme (The Painter’s room, 1944) que Lucian Freud s'est d'avantage concentré sur le travail de la peinture elle-même en affirmant sa matérialité.

Chair fraîche

Jouer de la chair et de sa crudité scabreuse en peinture est une conception qui s’inscrit dans l’ère moderne. Pendant l'entre-deux-guerres, deux autres britanniques ; Stanley Spencer et Wyndham Lewis se sont investis dans ce sens. En Allemagne, Otto Dix et George Grosz ont également oeuvré dans cette même direction, comme Egon Schiele à Vienne. Leur influence sur Freud est évidente. Sans oublier le spectre de Bacon, son ancien ami, rival principal mais inégalable qui rodait toujours. D’ailleurs Freud, tout en lui rendant hommage, se comparait souvent à lui : « J’ai vite compris que Bacon avait un rapport immédiat à sa façon d’appréhender la vie. Le mien, en comparaison, paraissait très élaboré. Tout simplement parce que faire quelque chose, quoi que ce soit, me demandait et me demande toujours un énorme effort. Francis, lui, mettait sur toile les idées qu’il avait, les détruisait puis, très vite, les reprenait. C’est cela que j’admirais chez lui. Sa façon d’être impitoyable à l’égard de son travail. »
Plus récemment, la YBA Jenny Saville trouve aussi à dire dans le corps malaisé. S’inspirant des séries de Cindy Shermann dans les 80’s qui se représentait en tant que cadavre ou encore des mégalopoles comme Cincinnati ; ville business le jour et vide la nuit. La même où les habitants vont dans les « malls » ; ces centres commerciaux périphériques où les sujets aux corps adipeux, témoins obèses d’une société qui consomme trop pullulent. Jenny Saville traite la chair avec une anatomie graphique et un réalisme beaucoup plus trivial, comme un tas de viande prêt à être découpé sur l’étal d’un boucher. Elle va plus loin que Lucian Freud. Elle laisse ses modèles s’exprimer. Ses corps parlent, ses lignes vivantes et bavardes nous racontent réellement une histoire ; la leur. 

Jenny Saville
Shift
1996-1997